Thursday, February 9, 2012

Une impulsion faussement révolutionnaire






Ayant passé une année entière à me morfondre à Port-au-Prince, où je vivais dans le désœuvrement le plus total, l’idée me vint d’aller passer une semaine ou deux à Lascahobas, ville qui m'a vu naître et où vivaient ma famille et mes principaux amis. Je pris le transport en commun un vendredi de juillet à deux heures de l’après-midi, soulagé de m’éloigner pour un temps de cette métropole vraiment trop inhospitalière à l’égard de ceux qui étaient au chômage ou à sec. Certes, quatre-vingts kilomètres de route seulement – une promenade – me séparaient de ma destination, mais je me désespérais à l’idée de passer de trois à quatre longues heures dans le camion de marchandises qui servait aussi au transport de personnes.

Le chemin n’était pas un chemin de tout repos, c’étaient des montées et descentes interminables sur un sol extrêmement accidenté et où, par leur omniprésence, les montagnes, les collines et les coteaux laissaient peu de place à la terre plate. Dans les pentes les plus raides, il fallait supporter aussi le ronflement ininterrompu du moteur, qui ressemblait à s’y méprendre au gémissement d’un gros animal, bête ou homme, accablé de douleur ou sur le point d'atteindre le climax lors d'un coit. Le passager trop curieux qui risquait un coup d’œil à l’extérieur du camion tremblait à la vue de la pente vertigineuse en ras de laquelle celui-ci gravissait; il suffisait d’une fausse manœuvre ou d’un bref assoupissement du chauffeur pour que le voyage tourne en catastrophe et les passagers soient réduits en pâture. C’était déjà arrivé à plusieurs reprises; dans un de ces accidents, une famille lascahobassienne entière se trouva décimée.

C’étaient aussi un soleil de plomb et une poussière épaisse qui vous tenaient compagnie du début à la fin du parcours. Certes, la route a de tout temps été cahoteuse, beau temps, mauvais temps, mais il reste que des quantités de marres de boue, de lacs d’eau sale de différents diamètres creusés par les abondantes pluies estivales venaient s’y ajouter.

Fort heureusement, le trajet ne fut pas qu’une odyssée. Des attractions naturelles magnifiques compensaient les emmerdes imputables à l’incurie administrative. Dès qu’on tournait le dos à la capitale, le passager attentif pouvait contempler une métamorphose progressive du paysage dans les faubourgs adjacents. Ainsi, à la Croix-des-Missions, l’atmosphère était déjà moins suffocante, et une verdure plus luxuriante commençait à paraître. La diminution spectaculaire de la circulation automobile à trois ou quatre kilomètres de là, à la Croix-des-Bouquets, se traduisait par une réduction considérable de la poussière. Le temps désormais plus clair permettait à la vue d’embrasser la totalité de l’horizon. Les rondes continuelles d’oiseaux solitaires et de formations de volailles virevoltant au-dessus des arbres s’ajoutaient à la volupté qui à moins de trente minutes de la capitale s’emparait de la nature.

Plus on s’éloignait de la capitale, plus frappant devenait l’environnement magique qui s’étalait devant nos yeux, et plus anxieux je me sentais d’arriver à Lascahobas pour profiter des bienfaits de l’été. La salive coulait de ma bouche en pensant aux mangues fraîches et juteuses que ma mère, prévenue de mon arrivée, gardait à l’abri des insectes et des rats pour ma seule délectation; au vrai café haïtien qu’elle était la seule à préparer selon la recette paysanne et dont la saveur exceptionnelle fut étrangère au palais blasé des gens de la ville; au ragoût de cabri dans la confection duquel elle était passée maître; etc. Tout à coup, mon envie d’arriver dans ma petite patrie fut tellement vive que je me demandai comment j’avais pu passer une année entière sans y retourner.

À l’approche de ma ville natale, mon cœur se mit à battre encore plus fort qu’au début de mon périple. Cette sensation ne me fut pas inhabituelle, elle se répétait chaque fois que lors d’un voyage estival je m’approchais de mon patelin, tant le paysage est époustouflant, féerique. Durant la saison chaude, la frondaison abondante arrivée à maturité forme des deux côtés de la route, à quelques mètres du sol, d’immenses tapis verts dont les ondulations à perte de vue, imputables à la fois à la taille inégale des arbres et la brise ininterrompue, ressemblent aux vagues d’un immense lac. Les branches des corossoliers, des goyaviers, des orangers et de cent espèces de manguiers se courbent sous le poids des fruits verts ou mûrs qui résistent encore à la gravité. Les plantes céréalières – maïs, petit mil et riz – se pavanent tout le long du parcours avec leurs gousses ou leurs épis grassouillets, pareils à des parades de femmes en fin de grossesse. Les oiseaux prennent leur volée en groupe ou seuls ou encore folâtrent en surnombre dans les branches, où ils sont attirés par l’abondance de grains et de fruits.

Au terme de plusieurs heures d’émerveillement, vint enfin à ma vue, à une dépression de la route, le pont qui séparait Lascahobas d’une partie de sa paysannerie ou, si l’on préfère, qui assurait sa liaison avec l’autre moitié du pays. Si ce n’était par souci d'éviter un hypallage trop hardi, je dirais que le pont fit son apparition, tant sa vision fut soudaine et inattendue. Pourtant, le pont était toujours là, dans l’attente imperturbable des enfants prodigues qui ne pouvaient faire autrement que de retourner dans leur beau coin de pays pour se ressourcer. Cependant, l’habitant qui revient de Port-au-Prince se surprend toujours à l’admirer, comme s’il venait d’être placé là pour accueillir le bourlingueur attardé trop longtemps dans les sentiers écartés.

Je n’avais pas sitôt mis le pied dans la maison et fini d’honorer ma mère de deux becs sur les joues que mon ami François se pointa. Il me prit en aparté et me mit au parfum des politiques lascahobassiennes. Adieu mangues, ragoût, café, je partis avec lui.

*****

À ce moment, François n’était pas encore devenu mon meilleur ami. Il était juste mon ancien condisciple et mon voisin, mais nous partagions un mentor et un ami en la personne de son frère aîné Antonio, qui à un moment donné fut aussi notre professeur commun.

François vient d’une famille de politiques. Si son père avait déjà été député du peuple pour notre arrondissement, son frère Antonio fut à ce moment le personnage le plus en vue et le principal opposant au pouvoir central dans notre localité. Nombreuse, sa famille ne faisait partie d’aucun clan; de fait, elle formait un clan par elle-même et était réputée appartenir à la haute classe, même si elle était aussi démunie que la plupart des habitants. (Les gouvernements trouvaient des moyens de maintenir dans la pauvreté ceux qui dénonçaient leurs brigandages et leurs manœuvres antipatriotiques.) Cette famille était également très détestée des Lascahobassiens eux-mêmes, parce qu’ils la croyaient arrogante. Pourtant, elle n’était ni détestable ni arrogante, mais incomprise. À l’instar des noblesses européennes ruinées par les révolutions et la montée des bourgeoisies, cette famille se savait héritière de valeurs morales qui l’obligeaient à observer le décorum et à se comporter avec dignité en toute circonstance.

Un exemple de ce sens de la dignité fut l’opposition farouche d’Antonio à toute forme de romance entre ses sœurs et des officiers de l’armée en poste dans notre ville, lesquels étaient perçus comme des voleurs, des assassins et des prédateurs sexuels qui cherchaient à prostituer les jeunes filles de famille. Comme s’ils s’étaient donné le mot, tous ces dévergondés avaient le réflexe de se venger de lui en l’accusant de conspirer contre le pouvoir établi – car dans la démocratie à l’haïtienne, dénoncer les brigandages du gouvernement revient à conspirer contre lui. Ainsi, dans ce paysage politique marqué depuis toujours par le déshonneur et la lâcheté, Antonio devint un opposant malgré lui et marchait sur des œufs.

François m’amena donc dans la demeure d’un jeune compatriote de notre connaissance, lequel en l’absence de ses parents hébergea un plénum de douze à quinze adolescents qui fomentaient une action armée spectaculaire contre les autorités civilo-militaires de la ville. Tous les membres du petit aréopage de révolutionnaires en herbe avaient été mes condisciples à l’école primaire; aussi m’accueillirent-ils sans cérémonies et brûlèrent-ils de me faire part de leur motivation. Cela fait, je me joignis immédiatement à la conjuration.

Ce ne fut un secret pour personne que le chef de l’État avait une dent contre les Lascahobassiens, parce que ceux-ci avaient eu le culot d’exprimer leur mécontentement imputable au renversement brutal du gouvernement précédent, suivi de l’usurpation du pouvoir par l’armée. Pour se venger de leur désapprobation jugée insolente, cette soldatesque pillarde avait parachuté pour être député de Lascahobas un ancien sergent de l’armée, de surcroît un étranger et par définition un ignare. En dépit de l’incurie de nos gouvernements successifs, cela ne s’était jamais produit auparavant; par tradition, seul le résidant d’un arrondissement pouvait représenter celui-ci au parlement. La population de Lascahobas en général et sa jeunesse en particulier avaient considéré cette violation de la règle établie comme une grossièreté qui rappelait les abus de l’occupation américaine, mais elles souffraient en silence. Cependant, comme si ce n’était pas assez, ce gouvernement de militaires incultes venait de réduire cette commune au rang de sous-district militaire, en transférant le district à Mirebalais, ville rivale et de moindre importance sur le plan tant démographique que stratégique – l’arrondissement de Lascahobas a une longue frontière avec la République Domicaine. C’en était trop, il fallait réagir.

Quand j’arrivai dans la pièce, je trouvai un groupe extrêmement excité, prêt à passer à l’acte, en l’occurrence incendier la demeure de ceux qu’il jugeait complices de cette injustice – lieutenant, gendarmes, maire, bref toutes les autorités liées de près ou de loin au gouvernement en place. On était le vendredi, et l’action incendiaire était prévue pour le lendemain.

Ayant jugé que le projet comportait des lacunes organisationnelles graves, je demandai à être entendu. Tout en acquiesçant à l’autodafé et à la destruction des autorités visées, je proposai un plan d’exécution, qui fut adopté à l’unanimité. Il se résumait en quatre points : 1) faire une attaque surprise sur l’imposant édifice de maçonnerie qu’était la caserne des gendarmes, mettre ces derniers hors d’état de nuire et s’emparer de tous les fusils et munitions; 2) incendier les maisons des indésirables susmentionnés; 3) gagner une des montagnes environnantes, d’où il serait possible d’opposer une résistance efficace aux renforts que le gouvernement central ne manquerait pas de dépêcher à Lascahobas pour mater la rébellion; et 4) élire immédiatement un des conjurés pour la coordination du mouvement. L’essence et les allumettes avaient déjà été achetées et entreposées. Nous retînmes la date déjà fixée pour passer à l’action, soit le lendemain samedi à six heures du soir. Par mesure de prudence, nous prîmes la décision de ne pas nous séparer : nous voulions que tous les acteurs restent ensemble, pour éviter toute fuite et tout dérapage dans le déroulement de la « révolution ». François n’avait pas d’amis connus de ses parents, par conséquent aucun alibi pour découcher; aussi bénéficia-t-il d’une dispense.

Nous passions la nuit entière à chanter des chansons patriotiques et des romances. Le samedi, ayant fait venir subrepticement des ingrédients, nous préparions nous-mêmes nos repas, agrémentés par des fruits et d’autres victuailles apportés par François au petit matin. Toutes les deux heures environ, nous passions en revue la programmation « révolutionnaire », et mon regretté cousin Faubert, coordonnateur désigné du mouvement, nous faisait répéter nos tâches respectives. Nous étions chauffés à blanc, fiers d’être les premiers citoyens à nous rebiffer contre ces enfants de pute déguisés en dirigeants politiques.

Aucun membre du groupe ne semblait habité par la peur, comme si nous ne faisions que répondre à un appel supérieur. À en juger par la sérénité qui se lisait sur les visages, aucun d’entre nous n’avait la mesure exacte du drame que nous nous préparions à enclencher. Personne ne s’interrogea sur la sagesse de l’action ni ne risqua une hypothèse sur ce que pourrait être la réaction attendue du gouvernement. Nous n’exprimions nul état d’âme au sujet des sévices corporels qui seraient à coup sûr exercés sur nos parents. Nous chantions tantôt des chants patriotiques, tantôt des chansons populaires; nous récitions des poèmes appris à l’école ou improvisés sur le tas. Certains succombaient à un sommeil intermittent.

À six heures exactement, le coordonnateur, avec son calme habituel, se leva et prit le bidon d’essence et les allumettes, et le reste du groupe se mit aussitôt debout. Ayant formé un cercle autour de lui, nous nous sommes réunis dans une accolade prolongée, à l’instar – au risque de paraître présomptueux – du dernier bataillon de Lacédémoniens sur le point de faire l’ultime sacrifice lors de la bataille des Thermopyles, vingt-cinq siècles auparavant. Certains d’entre nous prièrent, d’autres chantèrent.

Le cercle brisé, nous nous apprêtions à quitter les lieux pour aller accomplir notre infamie, mais coup de théâtre : ma mère entra dans la pièce, me saisit ainsi que le coordonnateur par le bras. Un flot de mamans firent aussitôt irruption à leur tour et récupérèrent leurs garçons. Un seul d’entre nous, le plus jeune et le moins bavard et à l’évidence le plus déterminé, tenta une résistance. Mais il reçut sur la joue une de ces gifles dont l’effet collatéral fut d’anéantir toute velléité de bravache de la part des autres conjurés. Ce fut au temps où les mères ne se contentaient pas de n’être que des pourvoyeuses, mais jouaient encore pleinement leur rôle de mère.

Ma mère nous conduisit à la maison, mon cousin et moi, sans jamais nous adresser la parole, et jusqu’à sa mort elle ne fut jamais revenue sur l’incident. Son mutisme continuel sur un sujet aussi grave, qui avait failli compromettre la liberté et même coûter la vie à tous les membres de la famille aura été un enfer dont les affres n’en finissaient pas de tourmenter ma conscience pendant de nombreuses années.

Le lendemain dimanche, j’appris dans la soirée que durant la journée les jeunes conspirateurs avaient été tour à tour mandés à la caserne, interrogés et sermonnés par le commandant militaire lui-même, venu exprès de Mirebalais pour nous menacer et intimider. Seuls François, mon cousin et moi-même ne fûmes pas convoqués. Pour une raison évidente.

François étant le seul qui se soit absenté, la veille, on devine qu’il avait été tout raconter à son père et à Antonio, lesquels sachant qu’ils seraient les premiers accusés et fusillés sommairement en attendant qu’une enquête soit menée, comme c’était la coutume dans ce pays de bandits, avaient alerté nos parents à ce qui se préparait et mis leur responsabilité à couvert en prévenant la police. Comme aucun d’entre nous ne fut ni emprisonné ni battu, j’en conclus que les dénonciateurs n’avaient pas révélé les détails du plan, n’ayant pas voulu nous compromettre davantage, bref qu’ils avaient voulu simplement sauver leur peau et la nôtre et éviter des désagréments graves à nos familles.






Quoi qu’il en soit, j’ai vécu pendant de nombreuses années avec la honte de ne pas avoir été interpellé par les autorités, alors que mon rôle dans l’organisation du mouvement avait été aussi large qu’incontestable; Antonio me fit donc un tort irréparable en me protégeant de la sorte. Reconnaissant toutefois la tendresse de son geste envers moi, je lui ai gardé une profonde gratitude même après sa mort. En revanche, il s’était aliéné de façon irrémissible la jeunesse de Lascahobas auprès de laquelle sa famille n’avait d’ailleurs jamais été en odeur de sainteté. Cela le priva à jamais d’un succès politique dans ce pays qu’il aimait tant.

Je réalisai par la suite que, loin d’être révolutionnaire, le nôtre fut un mouvement illogique, pour ne pas dire imbécile, comme toute entreprise terroriste. Il est clair, en effet, que nos sentiments envers les militaires et l’action que nous étions sur le point d’accomplir étaient par-dessus tout antinomiques. Car, étant donné notre haine des militaires, imputable à leur arrogance, leur nuisance et inutilité, le moins que nous eussions pu faire fut d’applaudir à la réduction de leur nombre et de leur influence dans notre ville par le transfert du district militaire dans une autre localité.

Ce manque flagrant de finesse de notre part fut la résultante du climat politique dégueulasse qui avait toujours été le nôtre. Nous avions été victimes de terrorisme d’État pendant si longtemps que nous avions cru qu’il était un moyen légitime d’assouvir la colère que nous ressentions. Lorsqu’ils étaient en colère, nos ancêtres et même nos devanciers les plus proches n’avaient jamais appris à contrer la tyrannie autrement qu’en recourant à la violence. Les élections périodiques n’avaient jamais été, ne sont toujours, qu’une farce grotesque imaginée par nos stupides dirigeants pour s’affubler d’une certaine légitimité aux yeux des bailleurs de fonds internationaux (money, money, money). Par ailleurs, aucun de nous n’avait jamais lu le Civil Desobedience de Henry David Thoreau ni entendu parler de résistance pacifique.

*****

Le triomphe de la révolution cubaine deux années plus tard, survenue au moment où la longue nuit duvaliériste commença à étendre son voile funeste sur l’ensemble du pays, m’incita à fantasmer pendant longtemps que notre projet aurait pu aboutir et éviter au pays cette catastrophe. Ce fut manifestement une pensée chimérique. Car si, à l’instar de Batista, le gouvernement de militaires dont nous contestions la légitimité fut très impopulaire, notre projet ne fut pas de conception révolutionnaire. Ce fut plutôt un projet nihiliste, échafaudé hâtivement par un petit groupe de jeunes écervelés. Ce fut surtout une page peu glorieuse de ma tumultueuse, mais, avec le recul, combien éblouissante adolescence.

FIN

Sunday, October 2, 2011

Éloge funèbre de Joseph Dieudonné Armand, décédé le 19 septembre 2011

Joseph Armand, un ami, un frère

Chers amis

Je suis ici pour partager avec vous quelques pensées concernant le caractère de notre ami commun, Joseph Armand, et certaines de ses qualités auxquelles je suis intime pour avoir rencontré John à un moment crucial de sa vie et de la mienne. Je tiens à préciser que je n’ai pas attendu son décès pour lui rendre ces hommages. Au cours des années, lorsque l’occasion se présentait, je n’ai pas hésité à mettre en valeur ses grandes qualités intellectuelles et humaines et sa rectitude morale. Mais les gens ne vous écoutent pas quand vous dites du bien de votre prochain.

Si l’histoire était utilisée pour l’inscription des beaux actes que de simples citoyens accomplissent jour après jour devant nos yeux, et non pour consigner des événements politiques ou militaires qui sont pour la plupart le fait de dirigeants corrompus et mesquins, elle pourrait ne plus se percevoir comme un perpétuel recommencement des laideurs du passé, mais s’imposer véritablement comme des leçons qui grandissent et ennoblissent l’homme. Il va de soi que dans un tel réarrangement historique, Joseph Armand occuperait une place enviable comme mari, comme père et comme ami.

Je ne vais pas m’attarder trop longtemps sur sa vie familiale, pour ne pas faire outrage à la discrétion et à la grande pudeur qui ont toujours marqué sa vie, et surtout parce qu’il est impossible de donner une description juste de l’amour d’un père ou d’un mari sans verser dans mille petits détails qui n’ont apparemment de signification que pour les personnes directement impliquées, même s'ils sont véritablement les ingrédients des grandes amours.

Je me contenterai de féliciter Raymonde et Vardha pour tout l’amour, tout le dévouement et toute la patience dont elles ont fait preuve pendant la longue maladie de John.

En général, le gendre est le premier rival que le ciel crée pour contester au père l’amour de sa fille. Or, que de fois n’ai-je pas vu Eddy Garnier prendre la place de Vardha et de Nounoune auprès de John et accomplir des tâches peu intéressantes, afin de donner un répit à ces dames et les empêcher de s’écrouler sous le poids de tant de dévouement?

Ces actes de tendresse envers John de la part de son épouse et de ses enfants sont, à n’en pas douter, des indices de l’amour qu’il a lui-même donné, que dis-je, un juste retour des choses.

John aimait à plaisanter, dans nos moments de joie : « Vois-tu, Toumi, haha, chaque homme en mourant rêve de laisser une veuve éplorée, mais la plupart d’entre nous ne laisseront que des veuves joyeuses, hahaha ». Puis il riait jusqu’aux larmes. Je riais de concert avec lui sans me douter de la profondeur du message. J’ai compris par la suite, en voyant sa fille et son épouse le combler de tant d’affections pendant si longtemps, que cette boutade qu’il servait à répétition signifiait que peu d’entre nous laisseront des regrets durables à notre mort, parce que nous n’avions pas su donner suffisamment d’amour quand nous en avions la possibilité. Je peux témoigner aujourd’hui que John n’a pas été un de ces maris ou de ces pères qui n’ont pas aimé.

Chers amis, je pourrais vous raconter des tas d’anecdotes sur les interactions de John avec sa famille que je fréquente depuis plusieurs décennies, mais les histoires de cette famille sont tellement attendrissantes qu’elles risqueraient de vous faire pleurer. Or, tel n’est pas l’objectif de mon intervention.

Je vous parlerai de préférence, si vous me le permettez, de mon amitié avec John.

J’ai rencontré John un jour de 1964 dans l’Étude de Georges Kernisan. Moi, j’étais premier clerc de l’étude, et lui, un ami venu rendre visite au vénérable notaire, comme avaient l’habitude de le faire la plupart des Léoganais de passage à Port-au-Prince. Maître Kernisan étant absent, John décida de l’attendre. C’est ainsi que lui et moi avons engagé la conversation et passé 45 minutes environ à faire connaissance. Il est revenu le surlendemain, non pour présenter ses respects au notaire, mais pour passer un moment avec moi, moment que nous avons épuisé dans des discussions politiques. Et notre amitié était née.

Nos lectures et nos discussions m’ont permis de découvrir le grand intellectuel que j’avais pour ami. Mais, j’ignorais pendant tout ce temps, parce qu’il n’en faisait pas étalage, que John avait déjà derrière lui un passé assez intéressant. Il avait été maire de Léogane, importante ville d’Haiti, alors qu'il était dans la vingtaine, puis sous-directeur de l’ODVA, la plus grande organisation de production agricole du pays; il avait été directeur du collège Surin Éveillard de Léogane et milité comme avocat au barreau de Petit-Goâve.

Déjà très vif au moment de notre rencontre, son désir d’émigrer quelque part devint pressant, à cause du durcissement du régime Duvalier; il ne lui restait plus qu’à me convaincre.

En deux années de fréquentation assidue, John m’avait donné mille preuves de sa munificence. Cependant, lors de nos préparatifs de départ, il m’a fourni un autre avant-goût de la qualité du compagnon que j’allais avoir dans l’aventure dans laquelle il m’entraînait. La Pan Am, l’unique vol aérien reliant Haïti et les États-Unis à l’époque, dut réduire de moitié ses vols sur ce circuit en raison d’une grève de ses employés. Aussi y effectuait-elle un vol au lieu des deux vols réguliers par semaine. Par conséquent, seuls des gens hauts placés pouvaient trouver une place par la voie ordinaire. Alors que les détenteurs de billets se bousculaient à l’aéroport.

Le responsable de cette compagnie aérienne, qui était un ami à moi, m’avait promis de nous trouver deux places dans deux avions différents, l’un de nous prenant le prochain vol, et l’autre partant dans une huitaine. J’ai proposé à John de partir le premier. Eh bien, ne soyez pas surpris d’apprendre qu’il a refusé net. En dépit de la hâte qu’il avait de quitter Haïti, malgré la peur qui l’envahissait chaque fois qu’il se réveillait sur cette terre morbide, il a rejeté ma suggestion dans les termes suivants : « Pas question de se séparer; on part ensemble ou l’on reste ensemble ». Devant cette preuve de solidarité, mon ami dut remuer ciel et terre pour nous trouver deux places adjacentes dans le même avion. En un sens, John m’a sauvé la vie…

Notre avion a atterri à Montréal le 21 août 1966. Livrés à nous-mêmes dans cette grande ville, nous étions comme des paysans d’Anse à Galets qui descendaient à Port-au-Prince pour la première fois. À ce moment, il n’y avait à Montréal qu’une poignée d’Haïtiens, encore qu’introuvables; nos compatriotes n’étaient pas encore devenus maîtres et seigneurs au Québec; ils rasaient plutôt les murs pour se dérober au regard curieux des passants, au regard surtout des enfants qui nous prenaient pour des extra-terrestres.

Faute de devanciers pour nous tenir la main, il nous fallait donc tout apprendre tout seuls. Grâce à un ancien ami du nom de Duval, dont John avait conservé le numéro de téléphone, nous avons pu obtenir un appartement en location dès le lendemain de notre arrivée.

Ce n’était quand même pas mal, après moins de 24 heures dans cette mégalopole. En dehors de cela, nous étions complètement déboussolés. Tout ce que nous avions fut quelques centaines de dollars et un visa de séjour de quatre semaines, par ailleurs accordé avec beaucoup de réticence par le bureau de l’immigration canadienne.

Qui a dit que c’est dans les grandes difficultés que les grandes qualités d’une personne se révèlent le plus clairement? Or, je peux témoigner que toutes les initiatives qui devaient aboutir à notre établissement légal permanent au Canada ont été prises ou suggérées par John. Si j’avais été seul, je serais soit retourné en Haïti soit entré dans la clandestinité, comme la majorité des Haïtiens vivant à Montréal à l’époque et qui n’étaient ni étudiants ni professeurs.

En 1966, le Canada n’avait pas une politique d’immigration claire. Certes, un visa n’était pas requis pour y venir comme visiteur, mais pour le reste les officiers de l’immigration étaient laissés à eux-mêmes. Ils avaient comme boussole un règlement sibyllin formulé de la manière suivante, et je paraphrase : vous n’avez pas besoin d’un visa pour venir en visite au Canada. Si vous désirez rester au Canada comme résidant permanent, vous pouvez faire une demande à cet effet pendant que vous êtes au pays, à condition que, au départ, vous n’y soyez pas venu avec l’intention d’y rester.

Devant l’absence de lignes directrices, les officiers d’immigration pouvaient faire la pluie et le beau temps et ils le faisaient. Cependant, John vit dans ce vide juridique une circonstance opportune. Il m’a convaincu qu’il était possible d’échapper à la tyrannie des fonctionnaires en adressant nos doléances directement au ministre de l’immigration. Ce que nous avons fait. La réponse du ministre nous est arrivée deux mois après, soit à notre sixième mois au pays; elle nous apporta la permission de travailler et la promesse d’un permis de séjour à titre d’immigrant reçu.

J’attribue la rapidité et la positivité de la réponse du ministre Jean Marchand à la qualité du style, l’argumentaire et la beauté de la lettre que nous avions envoyée, lettre entièrement conçue et rédigée par John de sa belle écriture, dont la régularité et la précision n’ont pas fini de m’étonner. Croyez-moi présomptueux, si vous le voulez, mais j’ai toujours pensé que cette lettre a été un peu à l’origine de l’ouverture généreuse dont le Canada a fait preuve par la suite à l’égard de l'immigration des Haïtiens.

Notre permis de travailler bien en poche, nous nous sommes mis en frais pour trouver un emploi au plus vite; il ne nous restait qu’une poignée de dollars, alors que les mois paraissaient des journées tant l’échéance des loyers était rapide. Nous nous sommes tirés d’embarras grâce à plusieurs petits boulots au salaire minimum, qui était de 85 cents pour les adultes et de 75 cents pour les étudiants. Il faut dire que la vie n’était pas aussi chère à l’époque. Nous avons même une fois été engagés comme aide charpentier. Ce fut ahurissant! J’ai vu John cogner vingt fois sur le même clou sans parvenir à l’enfoncer dans la planche; et le jeune contremaître de vingt-deux ans environ prendre le marteau de la main ensanglantée de John et enfoncer le clou d’un seul coup.

Notre superviseur ayant conclu que notre intellectuel léoganais était davantage fait pour le prétoire que pour l’atelier, nous fit venir dans son bureau après trois jours de travail, nous remit notre chèque et nous conseilla de trouver un travail de bureau. Ce rejet ne nous abattit pas, loin de là. Quelques jours après, nous nous sommes vu refuser un emploi de laveur de vaisselle dans un restaurant bas de gamme.

Ce jour-là, John versa ses premières gouttes de larme. Je l’avais déjà entendu pleurer dans son sommeil, mais c’était la première fois qu’il le faisait en ma présence. L’émotion passée, il décida de prendre le taureau par les cornes. « Heureux mécompte, a-t-il dit; fini les recherches d’emplois minables. » Joignant le geste à la parole, il a commencé immédiatement à compulser les journaux à la recherche de « vrais emplois » et m’a encouragé à faire de même. En moins de deux semaines, tenez-vous bien, il trouva un emploi de traducteur au ministère fédéral des Eaux et Forêts. Ce fut une première au Canada en ce qui concerne la communauté haïtienne. Lorsqu’il eût raccroché le téléphone lui annonçant qu’il avait obtenu 92 sur 100 à son test de traduction, il s’écria : « Ça, je l’ai gagné à la sueur de mon front, et aucun satrape ne pourra me l’enlever ». Environ huit jours après, je lui annonçai à mon tour que j’avais trouvé un emploi d’assistant comptable dans une importante organisation; il devint alors très émotif et pleura comme un enfant.

Notre succès rapide le réconcilia avec Haïti. Pendant que nous sablions le champagne en célébration de notre fortune commune, il m’a dit : « Après tout, Haïti n’est pas si mal que cela. Nous avons pu prendre pied dans ce pays avancé sans avoir suivi un seul cours de recyclage ».

John a été un lutteur infatigable, qui ne se laissait jamais dépasser par les événements. C’est lui qui a relevé la plupart des défis qui se sont présentés à nous. Dès notre premier jour à Montréal, nous avons été confrontés à un problème de taille, celui de trouver de quoi manger. De fait, trois jours après notre arrivée, nous n’avions toujours pas fait un bon et vrai repas, à la fourchette. Nos tentatives de nous sustenter dans les petits restaurants du coin avaient échoué devant notre dégoût pour le poulet non épicé et à moitié cru qu’on servait à ces endroits. L’idée que nous pourrions tomber malades faute de pouvoir nous nourrir convenablement fut une préoccupation de tous les instants. C’eût été catastrophique.

John ayant suggéré que nous prenions le contrôle de notre propre estomac, s’institua cuisinier, tâche qu’il assumera pendant plusieurs mois avant que j’aie pu amorcer mes premiers balbutiements dans l’art culinaire. Je n’avais jamais aussi bien mangé depuis que je quittai la maison maternelle. J’ai appris à faire la cuisine sous sa supervision, et faute de pouvoir en décrocher, j’ai retardé délibérément mon apprentissage, allant parfois jusqu’à faire l’école buissonnière, afin de pouvoir bénéficier le plus longtemps possible de son excellente cuisine. Croyez-moi, il avait la main.

Ayant un pied ferme dans le sol canadien – statut d’immigrant reçu et droit de parrainage, emploi permanent bien rémunéré, bel appartement sur la rue Moreau, réfrigérateur toujours bien pourvu en bière et en victuailles –, John fut redécouvert par des aspirants émigrants qui avaient besoin d’un pied-à-terre à Montréal pour pouvoir quitter au plus vite l’enfer duvaliériste. Notre appartement est ainsi devenu un refuge pour beaucoup d’entre eux et même pour quelques sédentaires, des étudiants qui n’avaient jamais quitté leur pensionnat, tant ils étaient mal à l’aise dans ce milieu qu’ils croyaient hostile.

J’ai vu John entrer en colère une seule fois. Un jour, il a demandé à l’un de ses nouveaux amis de l’aider à avancer le repas en préparant la salade. Le convive en question lui a répondu qu’il n’avait jamais fait à manger de sa vie. John devint enragé. « Et moi, riposta-t-il, pensez-vous que j’ai été à l’université pour apprendre la cuisine? De mon temps, on n’acceptait pas les cancres à l’université; seule la crème des étudiants pouvait prétendre à un diplôme universitaire. Tenez-vous-le pour dit, espèce d’imbécile. » J’ai exulté de bonheur de le voir enfin sortir de ses gongs.

En résumé, depuis que j’ai fait la connaissance de John en Haïti, il y a 47 années, nous sommes allés de victoire en victoire ensemble ou séparément. Je n’ai pas cessé de grandir, et aucune tâche n’a été au-dessus de mes forces. J’avais déjà une conscience sociale assez aiguisée qui m’avait amené à m’opposer intégralement aux régimes politiques corrompus. Si ma conscience morale restait à s’affirmer, mes interminables discussions avec John sur des questions de morale m’ont permis d’avoir une vision plus claire de certaines choses. Nous n’avons jamais abordé la question de Dieu. Pendant quatre décennies, nous avons beaucoup discuté de ce qui est bien et de ce qui est mal, délimité pour ainsi dire les contours de l'un et de l'autre selon nos perceptions respectives, sans jamais prendre Dieu à témoin. Pourtant, John était profondément croyant. Pendant les années que nous avons cohabité ensemble, je ne l’ai jamais vu aller au lit sans s’agenouiller pour prier; je ne l’ai jamais vu sortir du lit sans que son premier geste soit de s’agenouiller pour prier.

On n’a pas à être croyant pour admirer cette grande humilité d’un homme fier et qui connaissait la science et la philosophie. Pour l’avoir vu prier sans ostentation et rester sur cette voie sans jamais faire la moindre tentative de m’y entraîner, j’ai su que ce n’était pas de vanité, mais bien d’humilité et de soumission qu’il s’agissait.

Vous me croyez peut-être un admirateur converti brusquement en fanatique en raison d’une émotion incontrôlée. Je peux vous assurer, cependant, que je suis plutôt avare des témoignages positifs que j’aurais pu faire à son sujet. Je me suis borné à cause de la grande pudeur que je lui ai connue.

John ne m’a pas invité à faire ce voyage avec lui, sachant que c’est un voyage qu’on effectue seul et que personne n’a le choix de ne pas le faire un jour. On dit qu’à l’approche de son trépas un individu voit se dérouler devant ses yeux la totalité des événements qui ont marqué son existence. Si tel est le cas, j’imagine les rires tantôt éclatés tantôt étouffés de John lors du visionnement des nombreux épisodes que lui et moi nous avons joués ensemble.

Je souhaite toutefois qu’avant de descendre dans les limbes il se soit souvenu qu’il s’est acquitté avec honneur du minuscule rôle que chacun de nous est appelé à jouer dans cette incroyable comédie humaine. Merci à tous.

Sunday, May 1, 2011

Le paradigme de l'aide internationale

Extrait de Un petit projet de création d’emploi autofinancé – gran mounm – et autocentré – pou nou mim (à paraître)

S’il est un principe qui fait l’unanimité parmi les experts en développement des organismes internationaux, c’est celui qui veut que les pays riches aient le devoir de contribuer à l’amélioration du sort des nations nécessiteuses en leur fournissant une aide technique et financière. En application de ce principe, ces nations reçoivent depuis plusieurs décennies les subsides de la communauté internationale, qui a été particulièrement généreuse à l’égard d’Haïti. Cependant, cette aide que tous les pays pauvres appellent de leur vœu s’accompagne souvent de liens qui ne sont pas toujours compatibles avec les intérêts nationaux du récipiendaire.

Un de ces liens concerne l’obligation pour le bénéficiaire d’aide de s’approvisionner auprès du donateur, alors même que les biens désirés seraient disponibles à meilleur compte sur le marché international. Un autre lien qui fait souvent de l’aide un cadeau empoisonné est la règle qui force le pays pauvre à en accepter une partie sous forme de produits agricoles. Or, si le déversement de ces produits y allège sur courte période la misère d’un petit nombre de gens, il décourage à moyen terme la production agricole nationale et exacerbe par le fait même le problème que l’aide entendait résoudre, celui de pauvreté.

Cela dit, les ressources financières fournies par les pays riches revêtent d’habitude trois formes principales.

1. Elles sont remises directement au gouvernement de l’État nécessiteux. Ainsi, on fait du récipiendaire un agent du développement, sans vérifier si cela fait partie ou non de ses attributions légitimes; s’il a la compétence ou la volonté nécessaire pour accomplir l’œuvre de création de biens et services recherchée et veiller à leur répartition équitable. Par ailleurs, les projets qui sont méritoires aux yeux des bailleurs de fonds ne correspondent pas nécessairement aux besoins politiques du gouvernement pauvre et, par conséquent, peuvent faire l’objet d’une gestion négligente.

2. Une partie des ressources fournies est gérée par des organisations non gouvernementales (ONG) établies au pays donataire. L’aide se concrétise ainsi dans une multitude de microprojets sans liens organiques ni objectifs communs avec les programmes publics et entraîne souvent au mieux un double emploi, au pire beaucoup de gaspillage; par exemple, telle ville où il n’y a aucune usine sera dotée d’électricité 24 heures sur 24, alors que cette ressource est terriblement rationnée à Port-au-Prince.

3. Certaines ressources sont administrées par des envoyés (coopérants) du pays ou de l’organisme donateur. Ainsi, l’aide peut viser des objectifs rigides qui sont définis par des technocrates étrangers, sans égard à certaines réalités ou à certaines évolutions politiques ou sociales du pays pauvre, ou encore elle peut poursuivre des buts sournois qui sont incompatibles avec certains postulats de la souveraineté nationale du récipiendaire.

En bref, quelle que soit la forme revêtue, l’aide financière complique toujours le problème qu’elle cherche à résoudre. Ses façons d’aborder le développement sont autant de recettes pour la perpétuation involontaire du sous-développement et de la pauvreté, pour plusieurs autres raisons.

1. Confier à l’État des rôles primordiaux dans le développement économique, c’est méconnaître un problème important que nous appelons le risque politique. Il est une vérité d’évidence que les dirigeants d’un pays, qu’on le veuille ou pas, n’occupent leurs positions que pour un temps limité. Par conséquent, les projets entamés par un gouvernement courent toujours le risque de subir des avatars dus à un changement de régime; en un mot, leur continuation n’est pas toujours assurée. Là où ou le bât blesse est que les nouveaux dirigeants, parfois par pure mesquinerie, tendent à laisser en plan ou à abandonner des projets commencés par un prédécesseur, même si ceux-ci sont très porteurs sur le plan économique et ont déjà coûté des sommes considérables à l’État national ou aux bailleurs de fonds étrangers.

2. L’aide internationale renferme un risque souverain. Le pays donateur, dans l’exercice de sa souveraineté, peut renier ses promesses pour plusieurs raisons : a) le récipiendaire a une attitude jugée trop nationaliste ou une idéologie ambiguë, b) un nouveau régime politique n’est pas en odeur de sainteté auprès du donateur, c) le pouvoir politique chez le donateur passe aux mains d’une équipe d’isolationnistes (par exemple, considérons qu’un dénommé Pat Buchannan devient président des États-Unis), etc. Ce dernier point a des conséquences analogues au risque politique dû à un changement de régime chez le récipiendaire : discontinuation de l’aide, abandon de projets, etc.

3. Le problème le plus grave auquel le pays pauvre est confronté est lié au fait que l’aide entraîne souvent ce qu’il convient d’appeler l’arrogance morale du pays donateur. Cette arrogance se révèle toutes les fois que le pays donateur s’immisce avec désinvolture dans la conduite de la politique interne du pays récipiendaire. Dans le cas d’Haïti, elle est manifeste depuis deux décennies dans la volonté de la communauté internationale d’imposer des solutions concoctées dans leurs propres officines aux problèmes politiques que seuls les Haïtiens devraient résoudre. Cela dit, nous admettons que ce n’est pas faire preuve d’arrogance que de prendre au mot ces dirigeants qui se gargarisent continuellement de formules démocratiques trompeuses. Nous connaissons la différence.

4. Il y a deux autres raisons qui disqualifient l’État comme un agent de développement fiable.

a) Considérant l’aide internationale comme un cadeau à leur gouvernement plutôt qu’au peuple, les dirigeants haïtiens n’ont aucun scrupule à la détourner à des fins personnelles. À cet égard, l’anecdote suivante illustre bien la psychologie des récipiendaires d’aide : « Ce n’est pas l’argent des Haïtiens, mais celui des étrangers, que nous volons » rétorqua un ministre de Jean-Claude Duvalier à un ami qui lui reprochait un jour de trahir leurs rêves de jeunesse en acceptant de faire partie d’un gouvernement incompétent, corrompu et kleptomane.

b) Les fins de l‘État sont doubles : ce sont 1) le bien de ses éléments constitutifs, c’est-à-dire les citoyens en tant qu’ils en font partie, et 2) son bien propre, autrement dit sa conservation. « Tout être trouve son bien propre dans la conservation de sa nature et de ses propriétés. », a dit Thomas d’Aquin. Or, la conservation de l’État étant première dans l’ordre de ses intérêts (le bien de l’État l’emporte sur le bien même qu’elle assure à chaque individu, selon ce philosophe), toute perception de conflit entre son bien propre et celui de ses éléments – les citoyens – sera résolue en faveur de son bien propre, c’est-à-dire sa conservation. Par conséquent, laisser le développement entre les mains de l’État, c’est le subordonner aux intérêts de ce dernier, ce qui constitue un risque considérable, surtout dans un pays où les hommes publics ont perdu la notion du bien commun.

En vertu des considérations qui précèdent, l’aide au développement s’avère trop aléatoire pour être vraiment porteuse.

Il n’en demeure pas moins que de ressource d'appoint qu'elle fut pour l'État haïtien dans les années 1950, l'aide internationale a fini par s'imposer comme le moteur de la lutte contre la misère en Haïti. Elle s’est enracinée dans la culture politique de la nation, et la capacité des dirigeants de l'attirer est devenue leur paradigme, autrement dit le seul étalon qui sert à mesurer leurs performances.

L'avènement de l'aide internationale massive a incité l'État à vouloir faire cavalier seul, au lieu de composer avec le secteur privé en vue de le recruter pour le développement. L'aide a ainsi fait du secteur public le plus grand fournisseur de services au pays et a accrû dangereusement le rôle de l'État, reléguant au second plan l'investissement privé dans des activités productives créatrices d'emplois. Qui pis est, la bourgeoisie elle-même, ayant fini par intérioriser une telle aberration, préfère attendre les miettes de l'aide internationale, au lieu de faire preuve de créativité en matière d’investissements productifs.

En résumé, reconnaissons que si l’aide internationale peut être utile à bien des égards, elle n’est en définitive, pour employer une image familière, rien d’autre qu’un oiseau passager qu’on ne saurait garder en cage trop longtemps. Sans lui imputer tous les maux dont souffre notre pays, il est juste de dire qu'elle a pris une place tellement importante dans tous les aspects de notre vie qu’elle induit nos pouvoirs publics à ne pas chercher à en sortir et leur enlève toute motivation pour faire marcher le pays par l’emploi de nos propres moyens.

Friday, April 1, 2011

Nous ne serions rien -- une métaphore pour la finesse féminine

Jacqueline, mon épouse, est femme unique au milieu de trois hommes, nos deux fils et moi. Dès que nos enfants ont atteint l’âge de raison, les discussions dans la maison, en particulier lorsque nous étions à table, sont devenues très animées. Pour être exact, nous étions cinq, avec ma belle-mère. Si cette dernière s’impliquait dans tous les aspects de notre vie familiale, je ne la compte pas dans ce récit, car elle n’apportait jamais son grain de sel à nos « balivernes ». J’ai su par la suite qu’elle ne faisait que réserver ses jugements pour pouvoir mieux me poignarder dans le dos par la suite en me contredisant auprès de mes enfants. N’allez pas penser que je l’ai moins aimée après cette découverte; de fait, vingt années après sa mort, je l’aime toujours autant pour tout l’amour et tous les soins qu’elle a prodigués à mes enfants.

Quoi qu’il en soit, mes enfants et moi, sans être toujours en accord, faisions toujours preuve d’esprit de géométrie, poursuivant la vérité au moyen d’un enchaînement cohérent de nos idées. Cela me satisfaisait parce que pour moi la cohérence importait plus que la vérité.

Il se trouve que ma femme avait toujours ou presque une opinion qui était aux antipodes des nôtres, mais qu’elle avait toujours du mal à défendre au moyen d’une argumentation logique. Aussi finissait-elle toujours ou presque par quitter la table avec fracas, en vociférant que nos enfants et moi always gang up on her. De sorte que, nos repas ensemble, toujours si bien agrémentés au départ par sa présence, car ma femme est une personne intéressante, si mes enfants sont d’agréables convives, se terminaient immanquablement en queue de poisson.

Or, même s’il me revenait de maintenir l’ordre dans ma maison et d’encourager des relations respectueuses entre nos enfants et nous, je ne pouvais en toute conscience les empêcher de faire la distinction de ce qui est logique et ce qui ne l’est pas. Pour cette raison, j’avais l’air d’encourager de leur part ce qui était aux yeux de leur mère des insolences caractérisées.

Un jour, notre fils aîné, à la suite d’une discussion animée, a fait, en présence de sa mère, bien entendu, car mes enfants n’avaient pas l’habitude de parler dans le dos des gens, une déclaration qui m’a laissé abasourdi. Il a dit : « Cessons de demander à maman d’être logique. Car avec ses forces (entendre sa force physique et sa force morale) et sa vivacité d’esprit, si elle devait avoir la logique en plus, toi papi, Marc et moi ne serions plus rien. »

Ce que mon fils a voulu dire est que, contrairement à nous, sa mère avait l’esprit de finesse et qu’à ce titre elle n’avait pas besoin comme nous d’une longue chaîne de raisonnement (l’esprit de géométrie) pour arriver à la vérité; elle en avait une connaissance immédiate imputable à sa capacité de la sentir.

Tuesday, March 1, 2011

La dialectique de l'amour (ou Qui a besoin de l'amour?)

Un ami me dit un jour que chaque fois que quelqu’un lui disait qu’il l’aimait il savait qu’il venait de faire quelque chose qui était contraire à son intérêt. Tout le long de mon jeune âge, j’avais ainsi entendu sur le fait d’aimer une pléthore d’opinions, les unes plus étonnantes que les autres – aimer, c’est souffrir ; aimer, c’est donner tout ce qu’on a ; aimer, c’est donner tout ce qu’on pense ; etc. Cependant, cette condamnation de l’amour prononcée par mon ami fut peut-être le seul jugement qui m’ait amené à réfléchir sérieusement sur le sujet de l’amour.

Tout le monde est normalement flatté de se faire dire qu’on l’aime. Par conséquent, mon ami, que savait-il au sujet de l’amour pour qu’il le rejette si impitoyablement ?

Mon ami était un pessimiste qui est devenu et resté aigri à la suite de son échec aux examens du bac. C’est pourquoi, je me suis toujours méfié de la valeur introspective de son affirmation. Il me fait souvent penser à La Rochefoucauld, cet auteur français du dix-septième siècle qui a écrit ses maximes à la suite de ses échecs politiques. Cependant, quoi qu’on en pense, peut-on nier la pertinence de sa maxime la plus connue « les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer », qui résume pour ainsi dire tout son art poétique?

Je peux témoigner que mon ami était un homme bon, un ami du genre humain, quoique un peu compliqué, il est vrai. Qu’est-ce qui a donc pu le désabuser au point de le rendre si méfiant vis-à-vis de l’amour ? À défaut d’une explication plus sophistiquée, on peut s’aventurer à conclure que ce ne fut pas l’épreuve de l’amour, mais les déclarations d’amour qu’il rejetait, considérant ceux qui les font comme des imposteurs. Ce qui signifierait que dans son esprit l’amour ne s’exprime que dans le silence.

L’amour est assurément le terme le plus galvaudé qui soit. Toutes les femmes en parlent avec autorité, comme si elles étaient l’incarnation même de Vénus. Beaucoup d’hommes proclament le leur et nient celui des autres. Certains hommes pensent que les femmes font semblant de les aimer pour leur argent ou leur succès ; et nombre de femmes pensent que les déclarations d’amour de la part des hommes ne sont que de viles invitations à la concupiscence. En fait, que signifie aimer quelqu’un ?

On n’a pas à être croyant pour arriver à la réalisation que l’amour n’appartient qu’aux dieux. Avant le Christ, personne ne nous a demandé d’avoir envers nos ennemis la même disposition généreuse que nous avons envers nous-mêmes. Au surplus, personne n’a jamais observé cette disposition généreuse que chez les grands saints de la chrétienté – le Christ, Étienne – ni sa manifestation effective que dans leur prière préférée pour le salut de l’âme de leurs propres bourreaux, « Mon Dieu, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Pour ces raisons, une définition admissible et a fortiori vérifiable de l’amour est cette disposition envers quelqu’un qui nous rend capables de tout lui pardonner.

Cela dit, le seul amour humain qui se rapproche de cette définition est l’amour maternel. Une mère peut en effet tout pardonner à son enfant. On observe aussi cet amour chez certains pères, même si cela ne fait pas partie de leurs attributions. Est-ce parce que les parents voient dans l’enfant un reflet de leur propre personne ? Aller savoir. En dehors de cela, on ne rencontre partout que sa caricature ; il prend alors la forme exclusive de l’amour de soi.

On est prédisposé à tout pardonner à soi-même. On trouve des excuses valables pour ses fautes les plus graves et ses crimes les plus vils. Cependant, on garde rancune aux autres de leurs moindres peccadilles.S’il est vrai qu’on n’aime que soi, que dire alors de ceux qui se sacrifient pour les autres, qui consacrent leur vie au bien-être des déshérités, qui s’épuisent à venir en aide aux malades et aux affligés ? Si tant de bonté n’est motivée que par l’amour de soi, à quoi sert l’amour (d’autrui) ?

Tuesday, February 1, 2011

Extrait du roman historique Bookman, la première figure tragique de l'Histoire d'Haiti (à paraître)

Aïzul appartenait à cette lignée de femmes rebelles, dans la production desquelles l’histoire nègre est si féconde. Certes, toutes les races humaines s’enorgueillissent de leurs propres échantillons de femmes hors norme à un moment de l’histoire, ce qui montre qu’aucune race ne détient l’exclusivité en matière de courage et d’esprit de sacrifice. Cependant, la race noire est celle envers laquelle la nature, à cet égard, semble être la plus généreuse au cours des derniers siècles. Ainsi, plusieurs femmes peuvent revendiquer en effet une place enviable au martyrologe de la liberté des noirs. Contentons-nous d’en nommer trois parmi les plus célèbres : 1- Marie-Jeanne pour les guerres de libération des nègres de Saint-Domingue du joug colonial à la fin du dix-huitième siècle (de 1791 à 1803) – lors d’un siège de l’armée indigène par un bataillon français appuyé par un feu nourri de son artillerie, alors que les nègres se croyaient irrémédiablement perdus, cette insurgée réussit au péril de sa vie une brèche décisive dans la ligne ennemie, redonnant confiance aux combattants qui mirent en déroute l’armée française puis la privèrent de nouvelles victoires jusqu’à son écrasement total; 2- Mariana Grajales pour les guerres révolutionnaires cubaines contre l’Espagne, ayant débuté plus de trois quarts de siècle plus tard (1868) – cette mère perdit ses neuf fils dans les combats, et lorsqu’on lui annonça la mort du dernier, elle s’écria : « Ma plus grande douleur est de ne pas avoir un dixième fils pour l’offrir à la cause de la liberté; et 3- Rosa Parks pour avoir défié au péril de sa vie la loi Jim Crow, qui constituait une autre tentative de déshumanisation des nègres par la plus puissante nation au monde, et en plein vingtième siècle, en les soumettant aux pires formes d’humiliation qui fussent après l’esclavage axé sur la race – la témérité de cette femme déclencha le mouvement de refus du racisme institutionnel aux États-Unis.

Monday, December 20, 2010

La légende de la soupe au giraumont





Les guerres de l’Indépendance commencées avec la Cérémonie du Bois-Caïman du 14 août 1791 ont duré treize années. Comme on peut l’imaginer, elles se sont soldées par la dévastation des champs de mais, de riz et de mil et la destruction du cheptel et de la volaille. Pour cette raison, vers la fin des combats, Saint-Domingue connut une épouvantable rareté des denrées de vie. Ce fut dans ce contexte qu’allait être proclamée l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804.

Les dirigeants d’autrefois avaient cette curieuse habitude de faire des exigences qu’ils n’avaient pas toujours les moyens de faire respecter. À cet égard, rappelons l’injonction d’Henri IV de France « Je veux que chaque famille mange une poule le dimanche » à une époque où les poules n’abondaient pas en France et où la majorité des Français vivaient dans la pauvreté. Le Général en chef Dessalines ne devait pas rompre avec cette tradition, car à la veille de la proclamation de l’Indépendance, il crut devoir ordonner que le 1er janvier 1804 soit un jour faste pour tous les anciens esclaves.

Le giraumont était principalement une plante fourragère à Saint-Domingue, qui en regorgeait parce que, telle une mauvaise herbe, il en poussait partout où il y avait de la terre et de l’eau et aussi en raison de la diminution dramatique du cheptel. Comme personne n’en revendiquait la propriété, même les esclaves pouvaient parfois en utiliser aussi pour compléter leur mince ration, sans courir le risque de se faire couper le jarret.

Cependant, étant donné l’écrasement de la tyrannie, l’ordonnance du Général en chef et la rareté des autres vivres, le jour de l’Indépendance, tous les habitants récoltèrent librement du giraumont et en consommèrent à volonté. Manger du giraumont cuit en l’état ou sous forme de soupe en combinaison avec d’autres ingrédients du potager le 1er janvier 1804 fut donc le premier acte de liberté accompli par les nègres ex-esclaves de Saint-Domingue. Et depuis, le premier jour de chaque année, tous les Haïtiens, où qu’ils se trouvent, mangent la soupe au giraumont, pour réaffirmer cette volonté de vivre libres.

Cette soupe a beaucoup évolué au fil du temps, et le seul ingrédient resté invariant est le giraumont lui-même. On y ajoute de la carotte, du radis, des choux, du vermicelle, du macaroni, de la viande, du spaghetti; bref la seule limite réside dans l’imagination du cuisinier. Cependant, aucun puriste ne peut se passer du poireau, du navet ni d’un morceau d’os à moelle de bœuf.

On l’appelle aussi soupe grasse, pour la distinguer de la soupe maigre (traditionnellement mélange de pain rassis, de poireau et de graisse), qui est plutôt en Haïti un remède de bonne femme contre l’inappétence infantile imputable à une fièvre paludéenne prolongée.

20 mars 2011

Recette de la soupe au giraumont

(Depuis toujours, j’ai mangé de la soupe au giraumont au moins trois fois par année – le jour de l’an, le dimanche de Pâques et le jour de Noël –, sans compter lors des nombreuses premières communions, la mienne aussi bien que celles de la parenté et des amis, auxquelles j’ai assisté tout le long de mon jeune âge. Or, étant de sexe masculin et donc un privilégié depuis la naissance, je n’ai jamais eu à aller chercher les ingrédients de la soupe, à me mettre en frais dans la cuisine pour en préparer ni même à prêter attention à sa préparation; comme tous les hommes d’Haïti, je me suis contenté d’en manger et de faire des commentaires saugrenus sur sa qualité.

(Cependant, mû par le désir de partager cet excellent mets haïtien avec des lecteurs éventuels et aussi par souci d’honnêteté intellectuelle, j’ai mis mon tablier et je me suis retroussé les manches, dans le but de confectionner, pour la première fois, une version néo-classique de la soupe au giraumont – par néo-classique j’entends la recette de ma mère, c.-à-d. la recette traditionnelle, additionnée de bouillon de bœuf et de bouillon de poulet en poudre. Comme je n’ai pas la « main » -- soit le savoir faire garant de la réussite de n’importe quelle recette –, j’ai suppléé à cette déficience en faisant appel à l’œil attentif de mon épouse.

(Un repas en famille est l’unique objet de la soupe au giraumont ; aussi convient-il d’en préparer pour au moins trois personnes. Au besoin, invitez un ami à la partager avec vous. Quand j’étais petit au fin fond d’Haïti, ma mère mettait toujours un couvert supplémentaire, même s’il n’y en avait déjà rarement assez pour contenter les sept petits gourmands que fûmes mes frères et sœurs et moi-même.)

Ingrédients (quatre portions) :

Une tranche de giraumont d’une à deux livres environ (il est possible d’en trouver avec la peau déjà enlevée)
Une botte de poireau moyenne, coupée en morceaux d’un pouce environ
De 1 à 2 livres de jarret de bœuf plus ou moins charnu (enlever la graisse blanche.)
Deux paquets de vermicelle
Une douzaine de radis pelés et coupés en deux
Un navet moyen pelé et coupé en rondelles
Une carotte coupée en dés ou en bâtonnets
Une tige de céleri coupé en morceaux de deux pouces environ
Une boîte de bouillon de bœuf de 900 ml
Deux gousses d’ail (les Haïtiens adorent l’ail, pour sa saveur, certes, mais aussi parce que son odeur aurait des qualités exorcisantes.)
Une cuillerée à soupe de persil frais ou séché
Une cuillerée à thé de poivre (prendre garde de ne pas répandre du poivre sur le parquet de la cuisine : ça peut créer de la bisbille dans la famille, en particulier dans le couple. Ha ha!)
Une cuillerée à soupe de bouillon de poulet en poudre
Une feuille de laurier

- Verser le bouillon de bœuf dans un chaudron assez profond; ajouter deux litres d’eau;
- Ajouter le jarret de bœuf et la tranche de giraumont; laisser bouillir jusqu’à ce que la chair du giraumont ramollisse, soit après environ 45 minutes d’ébullition. Retirer le giraumont et au besoin enlever la chair à l’aide d’une cuillère et jeter la pelure; écraser complètement la chair, puis remettre dans le chaudron (la chair du giraumont est parfois filandreuse; pour en enlever les fils, on la liquéfie avec le liquide de la cuisson qu’on passe et remet dans le chaudron). Si le giraumont est de bonne qualité, le résultat est un liquide jaune et velouté. (Certaines personnes remplacent le jarret de bœuf par quelques cubes de bœuf ou morceaux de poulet.)
- Ajouter ail, persil, poivre, bouillon de poulet, feuille de laurier et sel. Brasser pendant quelques secondes.
- Ajouter poireau, radis, carotte, céleri et navet.
(Certaines personnes vont jusqu’à ajouter aussi de la pomme de terre.)
- Continuer la cuisson à grand feu, en brassant de temps à autre, jusqu’à ce que les légumes soient tendres (une vingtaine de minutes), puis ajouter le vermicelle ou du spaghetti, qui a par ailleurs une propriété épaississante. Laisser bouillir pendant dix minutes supplémentaires et ôter du feu.
- Enlever la feuille de laurier et servir.

Bon appétit!