Sunday, October 2, 2011

Éloge funèbre de Joseph Dieudonné Armand, décédé le 19 septembre 2011

Joseph Armand, un ami, un frère

Chers amis

Je suis ici pour partager avec vous quelques pensées concernant le caractère de notre ami commun, Joseph Armand, et certaines de ses qualités auxquelles je suis intime pour avoir rencontré John à un moment crucial de sa vie et de la mienne. Je tiens à préciser que je n’ai pas attendu son décès pour lui rendre ces hommages. Au cours des années, lorsque l’occasion se présentait, je n’ai pas hésité à mettre en valeur ses grandes qualités intellectuelles et humaines et sa rectitude morale. Mais les gens ne vous écoutent pas quand vous dites du bien de votre prochain.

Si l’histoire était utilisée pour l’inscription des beaux actes que de simples citoyens accomplissent jour après jour devant nos yeux, et non pour consigner des événements politiques ou militaires qui sont pour la plupart le fait de dirigeants corrompus et mesquins, elle pourrait ne plus se percevoir comme un perpétuel recommencement des laideurs du passé, mais s’imposer véritablement comme des leçons qui grandissent et ennoblissent l’homme. Il va de soi que dans un tel réarrangement historique, Joseph Armand occuperait une place enviable comme mari, comme père et comme ami.

Je ne vais pas m’attarder trop longtemps sur sa vie familiale, pour ne pas faire outrage à la discrétion et à la grande pudeur qui ont toujours marqué sa vie, et surtout parce qu’il est impossible de donner une description juste de l’amour d’un père ou d’un mari sans verser dans mille petits détails qui n’ont apparemment de signification que pour les personnes directement impliquées, même s'ils sont véritablement les ingrédients des grandes amours.

Je me contenterai de féliciter Raymonde et Vardha pour tout l’amour, tout le dévouement et toute la patience dont elles ont fait preuve pendant la longue maladie de John.

En général, le gendre est le premier rival que le ciel crée pour contester au père l’amour de sa fille. Or, que de fois n’ai-je pas vu Eddy Garnier prendre la place de Vardha et de Nounoune auprès de John et accomplir des tâches peu intéressantes, afin de donner un répit à ces dames et les empêcher de s’écrouler sous le poids de tant de dévouement?

Ces actes de tendresse envers John de la part de son épouse et de ses enfants sont, à n’en pas douter, des indices de l’amour qu’il a lui-même donné, que dis-je, un juste retour des choses.

John aimait à plaisanter, dans nos moments de joie : « Vois-tu, Toumi, haha, chaque homme en mourant rêve de laisser une veuve éplorée, mais la plupart d’entre nous ne laisseront que des veuves joyeuses, hahaha ». Puis il riait jusqu’aux larmes. Je riais de concert avec lui sans me douter de la profondeur du message. J’ai compris par la suite, en voyant sa fille et son épouse le combler de tant d’affections pendant si longtemps, que cette boutade qu’il servait à répétition signifiait que peu d’entre nous laisseront des regrets durables à notre mort, parce que nous n’avions pas su donner suffisamment d’amour quand nous en avions la possibilité. Je peux témoigner aujourd’hui que John n’a pas été un de ces maris ou de ces pères qui n’ont pas aimé.

Chers amis, je pourrais vous raconter des tas d’anecdotes sur les interactions de John avec sa famille que je fréquente depuis plusieurs décennies, mais les histoires de cette famille sont tellement attendrissantes qu’elles risqueraient de vous faire pleurer. Or, tel n’est pas l’objectif de mon intervention.

Je vous parlerai de préférence, si vous me le permettez, de mon amitié avec John.

J’ai rencontré John un jour de 1964 dans l’Étude de Georges Kernisan. Moi, j’étais premier clerc de l’étude, et lui, un ami venu rendre visite au vénérable notaire, comme avaient l’habitude de le faire la plupart des Léoganais de passage à Port-au-Prince. Maître Kernisan étant absent, John décida de l’attendre. C’est ainsi que lui et moi avons engagé la conversation et passé 45 minutes environ à faire connaissance. Il est revenu le surlendemain, non pour présenter ses respects au notaire, mais pour passer un moment avec moi, moment que nous avons épuisé dans des discussions politiques. Et notre amitié était née.

Nos lectures et nos discussions m’ont permis de découvrir le grand intellectuel que j’avais pour ami. Mais, j’ignorais pendant tout ce temps, parce qu’il n’en faisait pas étalage, que John avait déjà derrière lui un passé assez intéressant. Il avait été maire de Léogane, importante ville d’Haiti, alors qu'il était dans la vingtaine, puis sous-directeur de l’ODVA, la plus grande organisation de production agricole du pays; il avait été directeur du collège Surin Éveillard de Léogane et milité comme avocat au barreau de Petit-Goâve.

Déjà très vif au moment de notre rencontre, son désir d’émigrer quelque part devint pressant, à cause du durcissement du régime Duvalier; il ne lui restait plus qu’à me convaincre.

En deux années de fréquentation assidue, John m’avait donné mille preuves de sa munificence. Cependant, lors de nos préparatifs de départ, il m’a fourni un autre avant-goût de la qualité du compagnon que j’allais avoir dans l’aventure dans laquelle il m’entraînait. La Pan Am, l’unique vol aérien reliant Haïti et les États-Unis à l’époque, dut réduire de moitié ses vols sur ce circuit en raison d’une grève de ses employés. Aussi y effectuait-elle un vol au lieu des deux vols réguliers par semaine. Par conséquent, seuls des gens hauts placés pouvaient trouver une place par la voie ordinaire. Alors que les détenteurs de billets se bousculaient à l’aéroport.

Le responsable de cette compagnie aérienne, qui était un ami à moi, m’avait promis de nous trouver deux places dans deux avions différents, l’un de nous prenant le prochain vol, et l’autre partant dans une huitaine. J’ai proposé à John de partir le premier. Eh bien, ne soyez pas surpris d’apprendre qu’il a refusé net. En dépit de la hâte qu’il avait de quitter Haïti, malgré la peur qui l’envahissait chaque fois qu’il se réveillait sur cette terre morbide, il a rejeté ma suggestion dans les termes suivants : « Pas question de se séparer; on part ensemble ou l’on reste ensemble ». Devant cette preuve de solidarité, mon ami dut remuer ciel et terre pour nous trouver deux places adjacentes dans le même avion. En un sens, John m’a sauvé la vie…

Notre avion a atterri à Montréal le 21 août 1966. Livrés à nous-mêmes dans cette grande ville, nous étions comme des paysans d’Anse à Galets qui descendaient à Port-au-Prince pour la première fois. À ce moment, il n’y avait à Montréal qu’une poignée d’Haïtiens, encore qu’introuvables; nos compatriotes n’étaient pas encore devenus maîtres et seigneurs au Québec; ils rasaient plutôt les murs pour se dérober au regard curieux des passants, au regard surtout des enfants qui nous prenaient pour des extra-terrestres.

Faute de devanciers pour nous tenir la main, il nous fallait donc tout apprendre tout seuls. Grâce à un ancien ami du nom de Duval, dont John avait conservé le numéro de téléphone, nous avons pu obtenir un appartement en location dès le lendemain de notre arrivée.

Ce n’était quand même pas mal, après moins de 24 heures dans cette mégalopole. En dehors de cela, nous étions complètement déboussolés. Tout ce que nous avions fut quelques centaines de dollars et un visa de séjour de quatre semaines, par ailleurs accordé avec beaucoup de réticence par le bureau de l’immigration canadienne.

Qui a dit que c’est dans les grandes difficultés que les grandes qualités d’une personne se révèlent le plus clairement? Or, je peux témoigner que toutes les initiatives qui devaient aboutir à notre établissement légal permanent au Canada ont été prises ou suggérées par John. Si j’avais été seul, je serais soit retourné en Haïti soit entré dans la clandestinité, comme la majorité des Haïtiens vivant à Montréal à l’époque et qui n’étaient ni étudiants ni professeurs.

En 1966, le Canada n’avait pas une politique d’immigration claire. Certes, un visa n’était pas requis pour y venir comme visiteur, mais pour le reste les officiers de l’immigration étaient laissés à eux-mêmes. Ils avaient comme boussole un règlement sibyllin formulé de la manière suivante, et je paraphrase : vous n’avez pas besoin d’un visa pour venir en visite au Canada. Si vous désirez rester au Canada comme résidant permanent, vous pouvez faire une demande à cet effet pendant que vous êtes au pays, à condition que, au départ, vous n’y soyez pas venu avec l’intention d’y rester.

Devant l’absence de lignes directrices, les officiers d’immigration pouvaient faire la pluie et le beau temps et ils le faisaient. Cependant, John vit dans ce vide juridique une circonstance opportune. Il m’a convaincu qu’il était possible d’échapper à la tyrannie des fonctionnaires en adressant nos doléances directement au ministre de l’immigration. Ce que nous avons fait. La réponse du ministre nous est arrivée deux mois après, soit à notre sixième mois au pays; elle nous apporta la permission de travailler et la promesse d’un permis de séjour à titre d’immigrant reçu.

J’attribue la rapidité et la positivité de la réponse du ministre Jean Marchand à la qualité du style, l’argumentaire et la beauté de la lettre que nous avions envoyée, lettre entièrement conçue et rédigée par John de sa belle écriture, dont la régularité et la précision n’ont pas fini de m’étonner. Croyez-moi présomptueux, si vous le voulez, mais j’ai toujours pensé que cette lettre a été un peu à l’origine de l’ouverture généreuse dont le Canada a fait preuve par la suite à l’égard de l'immigration des Haïtiens.

Notre permis de travailler bien en poche, nous nous sommes mis en frais pour trouver un emploi au plus vite; il ne nous restait qu’une poignée de dollars, alors que les mois paraissaient des journées tant l’échéance des loyers était rapide. Nous nous sommes tirés d’embarras grâce à plusieurs petits boulots au salaire minimum, qui était de 85 cents pour les adultes et de 75 cents pour les étudiants. Il faut dire que la vie n’était pas aussi chère à l’époque. Nous avons même une fois été engagés comme aide charpentier. Ce fut ahurissant! J’ai vu John cogner vingt fois sur le même clou sans parvenir à l’enfoncer dans la planche; et le jeune contremaître de vingt-deux ans environ prendre le marteau de la main ensanglantée de John et enfoncer le clou d’un seul coup.

Notre superviseur ayant conclu que notre intellectuel léoganais était davantage fait pour le prétoire que pour l’atelier, nous fit venir dans son bureau après trois jours de travail, nous remit notre chèque et nous conseilla de trouver un travail de bureau. Ce rejet ne nous abattit pas, loin de là. Quelques jours après, nous nous sommes vu refuser un emploi de laveur de vaisselle dans un restaurant bas de gamme.

Ce jour-là, John versa ses premières gouttes de larme. Je l’avais déjà entendu pleurer dans son sommeil, mais c’était la première fois qu’il le faisait en ma présence. L’émotion passée, il décida de prendre le taureau par les cornes. « Heureux mécompte, a-t-il dit; fini les recherches d’emplois minables. » Joignant le geste à la parole, il a commencé immédiatement à compulser les journaux à la recherche de « vrais emplois » et m’a encouragé à faire de même. En moins de deux semaines, tenez-vous bien, il trouva un emploi de traducteur au ministère fédéral des Eaux et Forêts. Ce fut une première au Canada en ce qui concerne la communauté haïtienne. Lorsqu’il eût raccroché le téléphone lui annonçant qu’il avait obtenu 92 sur 100 à son test de traduction, il s’écria : « Ça, je l’ai gagné à la sueur de mon front, et aucun satrape ne pourra me l’enlever ». Environ huit jours après, je lui annonçai à mon tour que j’avais trouvé un emploi d’assistant comptable dans une importante organisation; il devint alors très émotif et pleura comme un enfant.

Notre succès rapide le réconcilia avec Haïti. Pendant que nous sablions le champagne en célébration de notre fortune commune, il m’a dit : « Après tout, Haïti n’est pas si mal que cela. Nous avons pu prendre pied dans ce pays avancé sans avoir suivi un seul cours de recyclage ».

John a été un lutteur infatigable, qui ne se laissait jamais dépasser par les événements. C’est lui qui a relevé la plupart des défis qui se sont présentés à nous. Dès notre premier jour à Montréal, nous avons été confrontés à un problème de taille, celui de trouver de quoi manger. De fait, trois jours après notre arrivée, nous n’avions toujours pas fait un bon et vrai repas, à la fourchette. Nos tentatives de nous sustenter dans les petits restaurants du coin avaient échoué devant notre dégoût pour le poulet non épicé et à moitié cru qu’on servait à ces endroits. L’idée que nous pourrions tomber malades faute de pouvoir nous nourrir convenablement fut une préoccupation de tous les instants. C’eût été catastrophique.

John ayant suggéré que nous prenions le contrôle de notre propre estomac, s’institua cuisinier, tâche qu’il assumera pendant plusieurs mois avant que j’aie pu amorcer mes premiers balbutiements dans l’art culinaire. Je n’avais jamais aussi bien mangé depuis que je quittai la maison maternelle. J’ai appris à faire la cuisine sous sa supervision, et faute de pouvoir en décrocher, j’ai retardé délibérément mon apprentissage, allant parfois jusqu’à faire l’école buissonnière, afin de pouvoir bénéficier le plus longtemps possible de son excellente cuisine. Croyez-moi, il avait la main.

Ayant un pied ferme dans le sol canadien – statut d’immigrant reçu et droit de parrainage, emploi permanent bien rémunéré, bel appartement sur la rue Moreau, réfrigérateur toujours bien pourvu en bière et en victuailles –, John fut redécouvert par des aspirants émigrants qui avaient besoin d’un pied-à-terre à Montréal pour pouvoir quitter au plus vite l’enfer duvaliériste. Notre appartement est ainsi devenu un refuge pour beaucoup d’entre eux et même pour quelques sédentaires, des étudiants qui n’avaient jamais quitté leur pensionnat, tant ils étaient mal à l’aise dans ce milieu qu’ils croyaient hostile.

J’ai vu John entrer en colère une seule fois. Un jour, il a demandé à l’un de ses nouveaux amis de l’aider à avancer le repas en préparant la salade. Le convive en question lui a répondu qu’il n’avait jamais fait à manger de sa vie. John devint enragé. « Et moi, riposta-t-il, pensez-vous que j’ai été à l’université pour apprendre la cuisine? De mon temps, on n’acceptait pas les cancres à l’université; seule la crème des étudiants pouvait prétendre à un diplôme universitaire. Tenez-vous-le pour dit, espèce d’imbécile. » J’ai exulté de bonheur de le voir enfin sortir de ses gongs.

En résumé, depuis que j’ai fait la connaissance de John en Haïti, il y a 47 années, nous sommes allés de victoire en victoire ensemble ou séparément. Je n’ai pas cessé de grandir, et aucune tâche n’a été au-dessus de mes forces. J’avais déjà une conscience sociale assez aiguisée qui m’avait amené à m’opposer intégralement aux régimes politiques corrompus. Si ma conscience morale restait à s’affirmer, mes interminables discussions avec John sur des questions de morale m’ont permis d’avoir une vision plus claire de certaines choses. Nous n’avons jamais abordé la question de Dieu. Pendant quatre décennies, nous avons beaucoup discuté de ce qui est bien et de ce qui est mal, délimité pour ainsi dire les contours de l'un et de l'autre selon nos perceptions respectives, sans jamais prendre Dieu à témoin. Pourtant, John était profondément croyant. Pendant les années que nous avons cohabité ensemble, je ne l’ai jamais vu aller au lit sans s’agenouiller pour prier; je ne l’ai jamais vu sortir du lit sans que son premier geste soit de s’agenouiller pour prier.

On n’a pas à être croyant pour admirer cette grande humilité d’un homme fier et qui connaissait la science et la philosophie. Pour l’avoir vu prier sans ostentation et rester sur cette voie sans jamais faire la moindre tentative de m’y entraîner, j’ai su que ce n’était pas de vanité, mais bien d’humilité et de soumission qu’il s’agissait.

Vous me croyez peut-être un admirateur converti brusquement en fanatique en raison d’une émotion incontrôlée. Je peux vous assurer, cependant, que je suis plutôt avare des témoignages positifs que j’aurais pu faire à son sujet. Je me suis borné à cause de la grande pudeur que je lui ai connue.

John ne m’a pas invité à faire ce voyage avec lui, sachant que c’est un voyage qu’on effectue seul et que personne n’a le choix de ne pas le faire un jour. On dit qu’à l’approche de son trépas un individu voit se dérouler devant ses yeux la totalité des événements qui ont marqué son existence. Si tel est le cas, j’imagine les rires tantôt éclatés tantôt étouffés de John lors du visionnement des nombreux épisodes que lui et moi nous avons joués ensemble.

Je souhaite toutefois qu’avant de descendre dans les limbes il se soit souvenu qu’il s’est acquitté avec honneur du minuscule rôle que chacun de nous est appelé à jouer dans cette incroyable comédie humaine. Merci à tous.

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