Le chemin n’était pas un chemin de tout repos, c’étaient des montées et descentes interminables sur un sol extrêmement accidenté et où, par leur omniprésence, les montagnes, les collines et les coteaux laissaient peu de place à la terre plate. Dans les pentes les plus raides, il fallait supporter aussi le ronflement ininterrompu du moteur, qui ressemblait à s’y méprendre au gémissement d’un gros animal, bête ou homme, accablé de douleur ou sur le point d'atteindre le climax lors d'un coit. Le passager trop curieux qui risquait un coup d’œil à l’extérieur du camion tremblait à la vue de la pente vertigineuse en ras de laquelle celui-ci gravissait; il suffisait d’une fausse manœuvre ou d’un bref assoupissement du chauffeur pour que le voyage tourne en catastrophe et les passagers soient réduits en pâture. C’était déjà arrivé à plusieurs reprises; dans un de ces accidents, une famille lascahobassienne entière se trouva décimée.
C’étaient aussi un soleil de plomb et une poussière épaisse qui vous tenaient compagnie du début à la fin du parcours. Certes, la route a de tout temps été cahoteuse, beau temps, mauvais temps, mais il reste que des quantités de marres de boue, de lacs d’eau sale de différents diamètres creusés par les abondantes pluies estivales venaient s’y ajouter.
Fort heureusement, le trajet ne fut pas qu’une odyssée. Des attractions naturelles magnifiques compensaient les emmerdes imputables à l’incurie administrative. Dès qu’on tournait le dos à la capitale, le passager attentif pouvait contempler une métamorphose progressive du paysage dans les faubourgs adjacents. Ainsi, à la Croix-des-Missions, l’atmosphère était déjà moins suffocante, et une verdure plus luxuriante commençait à paraître. La diminution spectaculaire de la circulation automobile à trois ou quatre kilomètres de là, à la Croix-des-Bouquets, se traduisait par une réduction considérable de la poussière. Le temps désormais plus clair permettait à la vue d’embrasser la totalité de l’horizon. Les rondes continuelles d’oiseaux solitaires et de formations de volailles virevoltant au-dessus des arbres s’ajoutaient à la volupté qui à moins de trente minutes de la capitale s’emparait de la nature.
Plus on s’éloignait de la capitale, plus frappant devenait l’environnement magique qui s’étalait devant nos yeux, et plus anxieux je me sentais d’arriver à Lascahobas pour profiter des bienfaits de l’été. La salive coulait de ma bouche en pensant aux mangues fraîches et juteuses que ma mère, prévenue de mon arrivée, gardait à l’abri des insectes et des rats pour ma seule délectation; au vrai café haïtien qu’elle était la seule à préparer selon la recette paysanne et dont la saveur exceptionnelle fut étrangère au palais blasé des gens de la ville; au ragoût de cabri dans la confection duquel elle était passée maître; etc. Tout à coup, mon envie d’arriver dans ma petite patrie fut tellement vive que je me demandai comment j’avais pu passer une année entière sans y retourner.
À l’approche de ma ville natale, mon cœur se mit à battre encore plus fort qu’au début de mon périple. Cette sensation ne me fut pas inhabituelle, elle se répétait chaque fois que lors d’un voyage estival je m’approchais de mon patelin, tant le paysage est époustouflant, féerique. Durant la saison chaude, la frondaison abondante arrivée à maturité forme des deux côtés de la route, à quelques mètres du sol, d’immenses tapis verts dont les ondulations à perte de vue, imputables à la fois à la taille inégale des arbres et la brise ininterrompue, ressemblent aux vagues d’un immense lac. Les branches des corossoliers, des goyaviers, des orangers et de cent espèces de manguiers se courbent sous le poids des fruits verts ou mûrs qui résistent encore à la gravité. Les plantes céréalières – maïs, petit mil et riz – se pavanent tout le long du parcours avec leurs gousses ou leurs épis grassouillets, pareils à des parades de femmes en fin de grossesse. Les oiseaux prennent leur volée en groupe ou seuls ou encore folâtrent en surnombre dans les branches, où ils sont attirés par l’abondance de grains et de fruits.
Au terme de plusieurs heures d’émerveillement, vint enfin à ma vue, à une dépression de la route, le pont qui séparait Lascahobas d’une partie de sa paysannerie ou, si l’on préfère, qui assurait sa liaison avec l’autre moitié du pays. Si ce n’était par souci d'éviter un hypallage trop hardi, je dirais que le pont fit son apparition, tant sa vision fut soudaine et inattendue. Pourtant, le pont était toujours là, dans l’attente imperturbable des enfants prodigues qui ne pouvaient faire autrement que de retourner dans leur beau coin de pays pour se ressourcer. Cependant, l’habitant qui revient de Port-au-Prince se surprend toujours à l’admirer, comme s’il venait d’être placé là pour accueillir le bourlingueur attardé trop longtemps dans les sentiers écartés.
Je n’avais pas sitôt mis le pied dans la maison et fini d’honorer ma mère de deux becs sur les joues que mon ami François se pointa. Il me prit en aparté et me mit au parfum des politiques lascahobassiennes. Adieu mangues, ragoût, café, je partis avec lui.
À ce moment, François n’était pas encore devenu mon meilleur ami. Il était juste mon ancien condisciple et mon voisin, mais nous partagions un mentor et un ami en la personne de son frère aîné Antonio, qui à un moment donné fut aussi notre professeur commun.
François vient d’une famille de politiques. Si son père avait déjà été député du peuple pour notre arrondissement, son frère Antonio fut à ce moment le personnage le plus en vue et le principal opposant au pouvoir central dans notre localité. Nombreuse, sa famille ne faisait partie d’aucun clan; de fait, elle formait un clan par elle-même et était réputée appartenir à la haute classe, même si elle était aussi démunie que la plupart des habitants. (Les gouvernements trouvaient des moyens de maintenir dans la pauvreté ceux qui dénonçaient leurs brigandages et leurs manœuvres antipatriotiques.) Cette famille était également très détestée des Lascahobassiens eux-mêmes, parce qu’ils la croyaient arrogante. Pourtant, elle n’était ni détestable ni arrogante, mais incomprise. À l’instar des noblesses européennes ruinées par les révolutions et la montée des bourgeoisies, cette famille se savait héritière de valeurs morales qui l’obligeaient à observer le décorum et à se comporter avec dignité en toute circonstance.
Un exemple de ce sens de la dignité fut l’opposition farouche d’Antonio à toute forme de romance entre ses sœurs et des officiers de l’armée en poste dans notre ville, lesquels étaient perçus comme des voleurs, des assassins et des prédateurs sexuels qui cherchaient à prostituer les jeunes filles de famille. Comme s’ils s’étaient donné le mot, tous ces dévergondés avaient le réflexe de se venger de lui en l’accusant de conspirer contre le pouvoir établi – car dans la démocratie à l’haïtienne, dénoncer les brigandages du gouvernement revient à conspirer contre lui. Ainsi, dans ce paysage politique marqué depuis toujours par le déshonneur et la lâcheté, Antonio devint un opposant malgré lui et marchait sur des œufs.
François m’amena donc dans la demeure d’un jeune compatriote de notre connaissance, lequel en l’absence de ses parents hébergea un plénum de douze à quinze adolescents qui fomentaient une action armée spectaculaire contre les autorités civilo-militaires de la ville. Tous les membres du petit aréopage de révolutionnaires en herbe avaient été mes condisciples à l’école primaire; aussi m’accueillirent-ils sans cérémonies et brûlèrent-ils de me faire part de leur motivation. Cela fait, je me joignis immédiatement à la conjuration.
Ce ne fut un secret pour personne que le chef de l’État avait une dent contre les Lascahobassiens, parce que ceux-ci avaient eu le culot d’exprimer leur mécontentement imputable au renversement brutal du gouvernement précédent, suivi de l’usurpation du pouvoir par l’armée. Pour se venger de leur désapprobation jugée insolente, cette soldatesque pillarde avait parachuté pour être député de Lascahobas un ancien sergent de l’armée, de surcroît un étranger et par définition un ignare. En dépit de l’incurie de nos gouvernements successifs, cela ne s’était jamais produit auparavant; par tradition, seul le résidant d’un arrondissement pouvait représenter celui-ci au parlement. La population de Lascahobas en général et sa jeunesse en particulier avaient considéré cette violation de la règle établie comme une grossièreté qui rappelait les abus de l’occupation américaine, mais elles souffraient en silence. Cependant, comme si ce n’était pas assez, ce gouvernement de militaires incultes venait de réduire cette commune au rang de sous-district militaire, en transférant le district à Mirebalais, ville rivale et de moindre importance sur le plan tant démographique que stratégique – l’arrondissement de Lascahobas a une longue frontière avec la République Domicaine. C’en était trop, il fallait réagir.
Quand j’arrivai dans la pièce, je trouvai un groupe extrêmement excité, prêt à passer à l’acte, en l’occurrence incendier la demeure de ceux qu’il jugeait complices de cette injustice – lieutenant, gendarmes, maire, bref toutes les autorités liées de près ou de loin au gouvernement en place. On était le vendredi, et l’action incendiaire était prévue pour le lendemain.
Ayant jugé que le projet comportait des lacunes organisationnelles graves, je demandai à être entendu. Tout en acquiesçant à l’autodafé et à la destruction des autorités visées, je proposai un plan d’exécution, qui fut adopté à l’unanimité. Il se résumait en quatre points : 1) faire une attaque surprise sur l’imposant édifice de maçonnerie qu’était la caserne des gendarmes, mettre ces derniers hors d’état de nuire et s’emparer de tous les fusils et munitions; 2) incendier les maisons des indésirables susmentionnés; 3) gagner une des montagnes environnantes, d’où il serait possible d’opposer une résistance efficace aux renforts que le gouvernement central ne manquerait pas de dépêcher à Lascahobas pour mater la rébellion; et 4) élire immédiatement un des conjurés pour la coordination du mouvement. L’essence et les allumettes avaient déjà été achetées et entreposées. Nous retînmes la date déjà fixée pour passer à l’action, soit le lendemain samedi à six heures du soir. Par mesure de prudence, nous prîmes la décision de ne pas nous séparer : nous voulions que tous les acteurs restent ensemble, pour éviter toute fuite et tout dérapage dans le déroulement de la « révolution ». François n’avait pas d’amis connus de ses parents, par conséquent aucun alibi pour découcher; aussi bénéficia-t-il d’une dispense.
Nous passions la nuit entière à chanter des chansons patriotiques et des romances. Le samedi, ayant fait venir subrepticement des ingrédients, nous préparions nous-mêmes nos repas, agrémentés par des fruits et d’autres victuailles apportés par François au petit matin. Toutes les deux heures environ, nous passions en revue la programmation « révolutionnaire », et mon regretté cousin Faubert, coordonnateur désigné du mouvement, nous faisait répéter nos tâches respectives. Nous étions chauffés à blanc, fiers d’être les premiers citoyens à nous rebiffer contre ces enfants de pute déguisés en dirigeants politiques.
Aucun membre du groupe ne semblait habité par la peur, comme si nous ne faisions que répondre à un appel supérieur. À en juger par la sérénité qui se lisait sur les visages, aucun d’entre nous n’avait la mesure exacte du drame que nous nous préparions à enclencher. Personne ne s’interrogea sur la sagesse de l’action ni ne risqua une hypothèse sur ce que pourrait être la réaction attendue du gouvernement. Nous n’exprimions nul état d’âme au sujet des sévices corporels qui seraient à coup sûr exercés sur nos parents. Nous chantions tantôt des chants patriotiques, tantôt des chansons populaires; nous récitions des poèmes appris à l’école ou improvisés sur le tas. Certains succombaient à un sommeil intermittent.
À six heures exactement, le coordonnateur, avec son calme habituel, se leva et prit le bidon d’essence et les allumettes, et le reste du groupe se mit aussitôt debout. Ayant formé un cercle autour de lui, nous nous sommes réunis dans une accolade prolongée, à l’instar – au risque de paraître présomptueux – du dernier bataillon de Lacédémoniens sur le point de faire l’ultime sacrifice lors de la bataille des Thermopyles, vingt-cinq siècles auparavant. Certains d’entre nous prièrent, d’autres chantèrent.
Le cercle brisé, nous nous apprêtions à quitter les lieux pour aller accomplir notre infamie, mais coup de théâtre : ma mère entra dans la pièce, me saisit ainsi que le coordonnateur par le bras. Un flot de mamans firent aussitôt irruption à leur tour et récupérèrent leurs garçons. Un seul d’entre nous, le plus jeune et le moins bavard et à l’évidence le plus déterminé, tenta une résistance. Mais il reçut sur la joue une de ces gifles dont l’effet collatéral fut d’anéantir toute velléité de bravache de la part des autres conjurés. Ce fut au temps où les mères ne se contentaient pas de n’être que des pourvoyeuses, mais jouaient encore pleinement leur rôle de mère.
Ma mère nous conduisit à la maison, mon cousin et moi, sans jamais nous adresser la parole, et jusqu’à sa mort elle ne fut jamais revenue sur l’incident. Son mutisme continuel sur un sujet aussi grave, qui avait failli compromettre la liberté et même coûter la vie à tous les membres de la famille aura été un enfer dont les affres n’en finissaient pas de tourmenter ma conscience pendant de nombreuses années.
Le lendemain dimanche, j’appris dans la soirée que durant la journée les jeunes conspirateurs avaient été tour à tour mandés à la caserne, interrogés et sermonnés par le commandant militaire lui-même, venu exprès de Mirebalais pour nous menacer et intimider. Seuls François, mon cousin et moi-même ne fûmes pas convoqués. Pour une raison évidente.
François étant le seul qui se soit absenté, la veille, on devine qu’il avait été tout raconter à son père et à Antonio, lesquels sachant qu’ils seraient les premiers accusés et fusillés sommairement en attendant qu’une enquête soit menée, comme c’était la coutume dans ce pays de bandits, avaient alerté nos parents à ce qui se préparait et mis leur responsabilité à couvert en prévenant la police. Comme aucun d’entre nous ne fut ni emprisonné ni battu, j’en conclus que les dénonciateurs n’avaient pas révélé les détails du plan, n’ayant pas voulu nous compromettre davantage, bref qu’ils avaient voulu simplement sauver leur peau et la nôtre et éviter des désagréments graves à nos familles.
Je réalisai par la suite que, loin d’être révolutionnaire, le nôtre fut un mouvement illogique, pour ne pas dire imbécile, comme toute entreprise terroriste. Il est clair, en effet, que nos sentiments envers les militaires et l’action que nous étions sur le point d’accomplir étaient par-dessus tout antinomiques. Car, étant donné notre haine des militaires, imputable à leur arrogance, leur nuisance et inutilité, le moins que nous eussions pu faire fut d’applaudir à la réduction de leur nombre et de leur influence dans notre ville par le transfert du district militaire dans une autre localité.
Ce manque flagrant de finesse de notre part fut la résultante du climat politique dégueulasse qui avait toujours été le nôtre. Nous avions été victimes de terrorisme d’État pendant si longtemps que nous avions cru qu’il était un moyen légitime d’assouvir la colère que nous ressentions. Lorsqu’ils étaient en colère, nos ancêtres et même nos devanciers les plus proches n’avaient jamais appris à contrer la tyrannie autrement qu’en recourant à la violence. Les élections périodiques n’avaient jamais été, ne sont toujours, qu’une farce grotesque imaginée par nos stupides dirigeants pour s’affubler d’une certaine légitimité aux yeux des bailleurs de fonds internationaux (money, money, money). Par ailleurs, aucun de nous n’avait jamais lu le Civil Desobedience de Henry David Thoreau ni entendu parler de résistance pacifique.
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Le triomphe de la révolution cubaine deux années plus tard, survenue au moment où la longue nuit duvaliériste commença à étendre son voile funeste sur l’ensemble du pays, m’incita à fantasmer pendant longtemps que notre projet aurait pu aboutir et éviter au pays cette catastrophe. Ce fut manifestement une pensée chimérique. Car si, à l’instar de Batista, le gouvernement de militaires dont nous contestions la légitimité fut très impopulaire, notre projet ne fut pas de conception révolutionnaire. Ce fut plutôt un projet nihiliste, échafaudé hâtivement par un petit groupe de jeunes écervelés. Ce fut surtout une page peu glorieuse de ma tumultueuse, mais, avec le recul, combien éblouissante adolescence.
FIN