Monday, December 20, 2010

La légende de la soupe au giraumont





Les guerres de l’Indépendance commencées avec la Cérémonie du Bois-Caïman du 14 août 1791 ont duré treize années. Comme on peut l’imaginer, elles se sont soldées par la dévastation des champs de mais, de riz et de mil et la destruction du cheptel et de la volaille. Pour cette raison, vers la fin des combats, Saint-Domingue connut une épouvantable rareté des denrées de vie. Ce fut dans ce contexte qu’allait être proclamée l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804.

Les dirigeants d’autrefois avaient cette curieuse habitude de faire des exigences qu’ils n’avaient pas toujours les moyens de faire respecter. À cet égard, rappelons l’injonction d’Henri IV de France « Je veux que chaque famille mange une poule le dimanche » à une époque où les poules n’abondaient pas en France et où la majorité des Français vivaient dans la pauvreté. Le Général en chef Dessalines ne devait pas rompre avec cette tradition, car à la veille de la proclamation de l’Indépendance, il crut devoir ordonner que le 1er janvier 1804 soit un jour faste pour tous les anciens esclaves.

Le giraumont était principalement une plante fourragère à Saint-Domingue, qui en regorgeait parce que, telle une mauvaise herbe, il en poussait partout où il y avait de la terre et de l’eau et aussi en raison de la diminution dramatique du cheptel. Comme personne n’en revendiquait la propriété, même les esclaves pouvaient parfois en utiliser aussi pour compléter leur mince ration, sans courir le risque de se faire couper le jarret.

Cependant, étant donné l’écrasement de la tyrannie, l’ordonnance du Général en chef et la rareté des autres vivres, le jour de l’Indépendance, tous les habitants récoltèrent librement du giraumont et en consommèrent à volonté. Manger du giraumont cuit en l’état ou sous forme de soupe en combinaison avec d’autres ingrédients du potager le 1er janvier 1804 fut donc le premier acte de liberté accompli par les nègres ex-esclaves de Saint-Domingue. Et depuis, le premier jour de chaque année, tous les Haïtiens, où qu’ils se trouvent, mangent la soupe au giraumont, pour réaffirmer cette volonté de vivre libres.

Cette soupe a beaucoup évolué au fil du temps, et le seul ingrédient resté invariant est le giraumont lui-même. On y ajoute de la carotte, du radis, des choux, du vermicelle, du macaroni, de la viande, du spaghetti; bref la seule limite réside dans l’imagination du cuisinier. Cependant, aucun puriste ne peut se passer du poireau, du navet ni d’un morceau d’os à moelle de bœuf.

On l’appelle aussi soupe grasse, pour la distinguer de la soupe maigre (traditionnellement mélange de pain rassis, de poireau et de graisse), qui est plutôt en Haïti un remède de bonne femme contre l’inappétence infantile imputable à une fièvre paludéenne prolongée.

20 mars 2011

Recette de la soupe au giraumont

(Depuis toujours, j’ai mangé de la soupe au giraumont au moins trois fois par année – le jour de l’an, le dimanche de Pâques et le jour de Noël –, sans compter lors des nombreuses premières communions, la mienne aussi bien que celles de la parenté et des amis, auxquelles j’ai assisté tout le long de mon jeune âge. Or, étant de sexe masculin et donc un privilégié depuis la naissance, je n’ai jamais eu à aller chercher les ingrédients de la soupe, à me mettre en frais dans la cuisine pour en préparer ni même à prêter attention à sa préparation; comme tous les hommes d’Haïti, je me suis contenté d’en manger et de faire des commentaires saugrenus sur sa qualité.

(Cependant, mû par le désir de partager cet excellent mets haïtien avec des lecteurs éventuels et aussi par souci d’honnêteté intellectuelle, j’ai mis mon tablier et je me suis retroussé les manches, dans le but de confectionner, pour la première fois, une version néo-classique de la soupe au giraumont – par néo-classique j’entends la recette de ma mère, c.-à-d. la recette traditionnelle, additionnée de bouillon de bœuf et de bouillon de poulet en poudre. Comme je n’ai pas la « main » -- soit le savoir faire garant de la réussite de n’importe quelle recette –, j’ai suppléé à cette déficience en faisant appel à l’œil attentif de mon épouse.

(Un repas en famille est l’unique objet de la soupe au giraumont ; aussi convient-il d’en préparer pour au moins trois personnes. Au besoin, invitez un ami à la partager avec vous. Quand j’étais petit au fin fond d’Haïti, ma mère mettait toujours un couvert supplémentaire, même s’il n’y en avait déjà rarement assez pour contenter les sept petits gourmands que fûmes mes frères et sœurs et moi-même.)

Ingrédients (quatre portions) :

Une tranche de giraumont d’une à deux livres environ (il est possible d’en trouver avec la peau déjà enlevée)
Une botte de poireau moyenne, coupée en morceaux d’un pouce environ
De 1 à 2 livres de jarret de bœuf plus ou moins charnu (enlever la graisse blanche.)
Deux paquets de vermicelle
Une douzaine de radis pelés et coupés en deux
Un navet moyen pelé et coupé en rondelles
Une carotte coupée en dés ou en bâtonnets
Une tige de céleri coupé en morceaux de deux pouces environ
Une boîte de bouillon de bœuf de 900 ml
Deux gousses d’ail (les Haïtiens adorent l’ail, pour sa saveur, certes, mais aussi parce que son odeur aurait des qualités exorcisantes.)
Une cuillerée à soupe de persil frais ou séché
Une cuillerée à thé de poivre (prendre garde de ne pas répandre du poivre sur le parquet de la cuisine : ça peut créer de la bisbille dans la famille, en particulier dans le couple. Ha ha!)
Une cuillerée à soupe de bouillon de poulet en poudre
Une feuille de laurier

- Verser le bouillon de bœuf dans un chaudron assez profond; ajouter deux litres d’eau;
- Ajouter le jarret de bœuf et la tranche de giraumont; laisser bouillir jusqu’à ce que la chair du giraumont ramollisse, soit après environ 45 minutes d’ébullition. Retirer le giraumont et au besoin enlever la chair à l’aide d’une cuillère et jeter la pelure; écraser complètement la chair, puis remettre dans le chaudron (la chair du giraumont est parfois filandreuse; pour en enlever les fils, on la liquéfie avec le liquide de la cuisson qu’on passe et remet dans le chaudron). Si le giraumont est de bonne qualité, le résultat est un liquide jaune et velouté. (Certaines personnes remplacent le jarret de bœuf par quelques cubes de bœuf ou morceaux de poulet.)
- Ajouter ail, persil, poivre, bouillon de poulet, feuille de laurier et sel. Brasser pendant quelques secondes.
- Ajouter poireau, radis, carotte, céleri et navet.
(Certaines personnes vont jusqu’à ajouter aussi de la pomme de terre.)
- Continuer la cuisson à grand feu, en brassant de temps à autre, jusqu’à ce que les légumes soient tendres (une vingtaine de minutes), puis ajouter le vermicelle ou du spaghetti, qui a par ailleurs une propriété épaississante. Laisser bouillir pendant dix minutes supplémentaires et ôter du feu.
- Enlever la feuille de laurier et servir.

Bon appétit!